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03.10.2016 | L’ECHO | Par Didier Béclard

 

“Tristesses” sacré meilleur spectacle de Communauté française

 

Le jury des Prix de la Critique a choisi la pièce d’Anne-Cécile Vandalem tandis que Marielle Morales et Claudio Stellato reçoivent la même distinction, respectivement pour la danse et le cirque.
 
>Le Théâtre National a fait salle comble ce lundi soir pour la remise des Prix de la Critique qui récompense le meilleur du théâtre, de la danse et, pour la première fois, du cirque, de la saison 2015-2016. Cette unique reconnaissance des artistes de la scène en Communauté française qui existe, sous différents noms et formes, depuis 1952, attire tous les “professionnels de la profession” jusqu’à la ministre de la Culture Alda Greoli.
 
Dans son intervention, Alda Greoli a évoqué le nouveau décret “Arts de la scène” et ses différentes implications pour le secteur. Secteur qu’elle a rassuré en soulignant que le conclave budgétaire qui s’est terminé ne prévoit pas de nouvelles coupes dans le budget de la Culture. Elle a également évoqué avec son homologue Sven Gatz l’appel à projets communs entre les deux communautés, dont la date limite de remise est fixée au 15 octobre.
 
La présence des deux ministres communautaires visait également à saluer l’audace et rendre hommage aux deux lauréats du Prix Bernadette Abraté, Jean-Louis Colinet et Jan Goossens, les anciens directeurs respectivement du Théâtre National et du KVS (Koninklijke Vlaamse Schouwburg). Avant de partir sous d’autres cieux, Naples pour le premier, Marseille pour le second, les deux hommes ont tissé des liens importants entre les deux institutions bruxelloises. Leur collaboration active est devenue un exemple et un symbole positif pour Bruxelles et, au-delà, pour la politique culturelle des deux communautés.
 
Pour la troisième fois seulement dans l’histoire des Prix de la Critique, le jury a décerné cette année un prix spécial à Milo Rau. Le metteur en scène suisse (qui donc n’entre pas en compte dans les différentes catégories réservées à des artistes “relevant” de la Communauté française) a présenté au Théâtre Varia dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts “Five Easy Pieces”, une pièce qui évoque l’affaire Dutroux et qui est jouée par sept enfants âgés de 8 à 13 ans. Loin de tout fantasme, de tout sensationnalisme, de toute provocation, Milo Rau a fait l’événement avec une pièce intelligente emplie de finesse et de respect sur ce traumatisme qui frappa la Belgique. Le jury a tenu à saluer l’audace, la réussite et la pertinence de cette démarche.
 
Théâtre, danse et cirque
 
Si les délibérations du jury donnent parfois lieu à d’houleuses discussions, c’est quasi à l’unanimité que “Tristesses” d’Anne-Cécile Vandalem a été désigné Meilleur spectacle. L’intrigue politico-policière, avec Anne-Cécile Vandalem dans le rôle principal, est une œuvre ambitieuse qui mélange cinéma et théâtre dans une esthétique très épurée. Les autres nominés de cette catégorie étaient “Ceux que j’ai rencontrés ne m’ont peut-être pas vu”, du Nimis Groupe, “Cold Blood”, de Jaco Van Dormael, Michèle Anne De Mey et Thomas Gunzig.
 
La discussion fut plus passionnée pour désigner le meilleur spectacle de danse. Le délicieux “Rushing Stillness” de Marielle Morales créé au festival In Movement aux Brigittines a été préféré – ce n’était pourtant pas évident – à “Happy Hour” de Mauro Paccagnella et “Simplexity” de Thierry De Mey. Dans cette pièce, Marielle Morales impose le ralenti et joue sur nos perceptions du monde et du temps qui passe.
 
Face à “Jet-lag” de la Compagnie Chaliwaté et “Poivre rose” de la Compagnie Poivre rose, c’est à “La Cosa” de Claudio Stellato que revient l’honneur du premier prix du Meilleur spectacle de cirque de l’histoire des Prix de la Critique. Ce spectacle époustouflant en forme de mythe de Sisyphe met en scène quatre hommes en costume, quatre stères de bois et quatre haches.

 
> www.lecho.be

 
 

 

 
29.04.2016 | MOUVEMENT | Par Agnès Dopff

 

Jeu de société

 
À travers une création quasi-alarmiste, la metteuse en scène Anne-Cécile Vandalem plonge le Théâtre national de Bruxelles dans une grisaille léthargique : Tristesses, ou l’esquisse d’un vague à l’âme contemporain.
 
Sur la scène du théâtre devenue plateau de jeu, les personnages de Tristesses entament la partie comme on prend la pluie : s’extirpant mollement de maisonnettes tout droit sorties d’un Monopoly, les huit habitants de l’île et leurs deux âmes errantes donnent à voir le spectacle sans joie d’existences dénuées de sens.
 
Costumes gris sur fond gris, les façades de l’île Tristesse ont pour elles de ne pas mentir, ne dissimulant rien de plus qu’un intérieur aux teintes désespérément raccord. Familles aux membres juxtaposés, à l’adolescence tiède et aux irritations manifestes, où l’absence béante d’horizon peine à être comblée par une partie de jeu, minable ersatz de société. Le jeu, ultime recourt pour le maintien d’un vivre-ensemble statique, est ici brandi sans ménagement avec la nervosité des causes perdues.
 
Dans l’entre-soi asphyxiant des quatre maisonnettes accolées, plus rapprochées encore par l’épais brouillard qui enveloppe le village, le temps s’éternise au rythme de quelques accords électro. Face au spectacle de ces personnages passifs à l’extrême, incarnation même de la défaite, difficile de ne pas céder au rire, franc et libérateur. Rire de cette épouse, docilement soumise à l’humiliation d’un mari excessif, lui-même risible de s’engager tout entier dans une bête partie de jeu. Rire encore de cette pesanteur qui écrase toute âme résidente de Tristesse, et qui semble définir la teinte même de l’air. Sortir les crocs, dans un mouvement de survie, pour défier ce mal planant de gagner le public.
 
Si Tristesses raconte l’histoire d’un suicide, celui d’Ida, doyenne de l’île et mère de l’actuelle leader d’extrême-droite, l’intrigue souvent sous-titrée intéresse ici bien moins que l’atmosphère toute particulière qui se dégage de la scène. Gestes, dialogues et actions se déroulent dans une pesanteur de plomb tandis que l’absence totale de direction excite l’irritation des individus. Dans une île dépouillée de toute activité économique et isolée du monde, l’ennui mortel rehausse l’humiliation au rang de passe-temps favori. Pourtant, dans cette mer de déprime, le décès d’Ida dénonce soudain la vanité d’un accablement d’habitude, et réaffirme la peine comme force-vie.
 
Par un habile dispositif scénique, une caméra embarquée traque les personnages jusqu’au sein des foyers, et projette ce voyeurisme sur un écran surplombant les habitations à vue. L’exiguïté s’en trouve renforcée et enserre un peu plus encore les pauvres âmes de Tristesse. À l’écran, les plans ultra-rapprochés oppressent autant qu’ils intriguent. Les visages, souvent partiellement dissimulés dans la pénombre, inquiètent délicieusement à la manière d’un film d’horreur. Dans la torpeur de Tristesse, la peur se fait ultime excitant et la haine de l’Autre dernier ressort d’un vivre-ensemble agrippé à l’entre-soi. La chasse d’hier, quête du bouc émissaire, prend des accents de géopolitique, et qu’importe la cible, il faut serrer les rangs.
 
Malgré une intrigue parfois complexe et qui alourdit l’ensemble, Tristesses parvient à saisir cette lassitude toute contemporaine, où la haine de soi, savamment cultivée par des simili-jobs, des stratégies de division et autres politiques d’austérité, ne parvient plus à s’élever qu’à la haine de l’autre, jouant dès lors le triste rôle de liant social, là où déserte le débat politique.
 
> mouvement.net

 
 

 
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12.04.2016 | RTBF | Christian Jade

 

“Tristesses” : la beauté du mal****

 

A première vue les spectacles d’Anne-Cécile Vandalem nous décrivent une réalité familière mais étrange. Une femme éclate en sanglots face à un mari grossier lors d’un banal jeu de ” trivial pursuit “. Une fillette joue… mais pourquoi diable avec un fusil ? Dans un village de trois maisons baignant dans une lumière froide, des individus saccagent les plantes des voisins. Sans raison apparente. Et puis ça discute ferme sur cette petite île danoise nommée Tristesses, jadis prospère par ses abattoirs. Dans cette minuscule communauté de 8 personnes, dont deux fillettes, on a découvert la vieille Ida, pendue au mât, enveloppée dans le drapeau danois. Suicide ou…? Ida, c’est la femme de Käre, ex chef du Parti Populaire. Leur fille, Martha, dirige sur le continent le nouveau Parti du Réveil Populaire et débarque soudain, glaciale, pour les funérailles, fermement décidée à transformer les anciens abattoirs en studio de production de films de propagande du parti. Mais d’abord faut enterrer la mère et lui rendre hommage. L’occasion d’un huis-clos bouleversant et …cocasse, dans l’église où chacun rend hommage à la défunte, dans un délire de larmes, de rires et de mauvaise foi. Martha y prend le pouvoir avec un cynisme tranquille. La suite sur scène et… sur écran.
 
Le règne de l’ambiguïté
 
Voilà pour le premier degré qui ressemble furieusement à un polar (suicide ou assassinat?), doublé d’un portrait de groupe, rongé par ses contradictions intimes. Et manipulé par l’extrême droite contemporaine. Mais ce réalisme apparent cache des tiroirs à fonds multiples qui multiplient les miroirs, les reflets, les interrogations, les faux-semblants. Rien ni personne n’est clair, ni dans ses intentions ni dans ses actes. Les larmes d’Anna, sincères ou tactiques, manipulatrices? ? Pourquoi sa fille cadette est-elle muette? Et son aînée, fascinée par les armes? Pourquoi la femme du pasteur est-elle si véhémente, révoltée et finalement soumise? Et ce pasteur, au fond, un peu mal à l’aise dans sa peau ou…son rôle, non? Les interrogations sont multiples. L’auteure, Anne-Cécile Vandalem s’en lave les mains des réponses. A l’imagination du public de jouer. Comme Anne-Cécile, d’ailleurs qui joue le rôle principal,celui de Martha, la manipulatrice en chef, tiens, tiens. Et qui assume la mise en scène. Triple rôle, auteure, actrice, metteuse en scène. Les 3 à la perfection. Non sans humour car le rire et l’absurde viennent alléger la pâte de la fable, ici et là.
 
Une esthétique séduisante.
 
Mais, comme elle nous le confie dans l’interview qui suit (partie “bonus”), Anne-Cécile adore “jouer avec les “codes”et les “degrés” et le jeu avec les difficultés techniques c’est son plus grand bonheur. Ici elle pratique habilement le mélange, classique, du cinéma et du théâtre. Mais au lieu d’écraser le théâtre par une vidéo dominante qui fait oublier la scène elle joue simultanément sur l’espace théâtral et l’écran. Le public a la liberté de choisir son angle mais des gros plans sur les visages cadrent l’expressivité et économisent les mots inutiles. Remarquable travail vidéo d’Arié Van Edgmond. La scéno de Ruimtevaarders ramasse le village comme une épure, éclairée par le génial Enrico Bagnoli, qui accentue l’angoisse glaciale dominante. Comme si la représentation du village était le paysage mental de Martha, la manipulatrice. Enfin la musique superbe de Vincent Cahay et Pierre Kissling jouée “live”, avec la soprano Françoise Vanhecke, ajoute une touche d’inquiétante étrangeté puisque les musiciens se révèlent comme les fantômes errants des morts. Avec la soprano, ombre mélodique de la morte, Ida. Le tout sans l’ombre d’un mélo.
 
Une troupe soudée et magistrale.
 
Enfin, une telle réussite repose d’abord sur une troupe d’ acteurs qui jongle avec les difficultés techniques du “double jeu” théâtre-cinéma. En particulier dans le long traveling de l’enterrement à l’église, ils ont tous leur moment de grâce dans “l’éloge” de la défunte: mauvaise foi du pasteur, Vincent Lécuyer, drôlerie de sa femme Catherine Mestoussis, inventivité d’Anne-Pascale Clairembourg dans l’épreuve des larmes, cynisme de Jean-Benoît Ugeux son mari, bonhommie roublarde de Bernard Marbaix, ex chef du parti populiste, cynisme assumé d’Anne-Cécile Vandalem. Avec l’étonnante performance des jeunes soeurs Guillaume, Epona et Séléné, 15 ans et 13 ans, qui jouent crânement ces rôles d’adolescentes désemparées. Epona maniant le chant encore mieux que le fusil .
 
En bref: familles détruites, société menacée, manipulateurs triomphants. Un état des lieux grinçant de notre monde. Parcouru d’une ironie (parfois) drôle et (toujours) d’une surprenante beauté.

 
> rtbf.be

 
 

 


 


 

 

 

12.04.2016 | La Libre | by Marie Baudet

 

Bonjour “Tristesses”

 

Ecriture étourdissante, construction captivante, constats cruels – et drôles : de quoi sortir de la salle de la Grande Main ébouriffé par les vents du nord, par ceux aussi qui soufflent aux hommes leurs pires machinations, par ceux enfin qui piquent les yeux jusqu’aux larmes.
 
Dimanche au Théâtre de Liège est né “Tristesses”, ample projet d’Anne-Cécile Vandalem (Das Fräulein Kompanie) rassemblant de nombreux coproducteurs – dont le National, le Manège. Mons, le Théâtre de Namur, les scènes nationales du Havre et d’Annecy… – et repris dans le In d’Avignon. Impressionnant, le dispositif recrée sur le plateau les quelques maisons encore habitées d’une île danoise, Tristesses, qui s’est dépeuplée à mesure que fermaient ses abattoirs. Là, il ne sont plus que huit, en comptant Ida, la suicidée. Sa fille Martha Heiger, qui dirige le parti le plus influent du pays, arrive du continent pour les funérailles. Son père et ses amis d’autrefois sont restés là, dans une vie qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle fut, dans un huis clos paradoxal : petites cellules intimes au milieu des éléments, alors que le monde, au dehors, observe son propre enlisement dans le chaos.
 
Entre huis clos et vent du large
 
Il y a tout cela et plus encore dans “Tristesses”, que d’aucuns n’hésitent pas à qualifier de “spectacle de la maturité”. Après les déjà puissants “(Self) Service”, “Habit(u)ation” ou “After the Walls (Utopia)” – et leur collection de Prix de la critique -, Anne-Cécile Vandalem affirme de plus belle sa maîtrise des codes, y compris ceux de l’ambiguïté, qui sourd de chaque détail, se tapit derrière la moindre phrase.
 
Épaulée par un beau panel de talents – des lumières d’Enrico Bagnoli à la scénographie de Ruimtevaarders, de la création vidéo d’Arié van Egmond aux maquillages de Sophie Carlier, sans oublier la composition musicale de Vincent Cahay et Pierre Kissling, et le coaching vocal de Françoise Vanhecke (ces derniers se mêlant à la distribution en spectres musiciens) -, l’auteure metteuse en scène signe un feuilleté de forme et de fond où, des registres entrechoqués, naissent d’inquiétantes turbulences.
 
“Penser, mélanger, croiser” : credo de la créatrice, l’hybridation est pleinement assumée ici, où musique et cinéma en direct font partie intégrante non seulement du résultat mais de la genèse. Ainsi est-on à la fois dans une série scandinave et à l’opéra, au cœur d’un polar fantomatique et d’un drame shakespearien, dans une politique-fiction au scénario catastrophe et horriblement vraisemblable. Mais aussi dans “une comédie” – sous-titre de “Tristesses” – qu’enluminent les formidables Anne-Pascale Clairembourg, Epona et Séléné Guillaume, Vincent Lécuyer, Bernard Marbaix, Catherine Mestoussis, Jean-Benoît Ugeux. Et Anne-Cécile Vandalem elle-même, en manipulatrice glaçante.

 
> lalibre.be

 
 

 
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08.04.2016 | BRUZZ | Par Gilles Bechet

 

«Tristesses», une comédie sur la fabrication des émotions

 

Dans son nouveau spectacle Tristesses, la dramaturge belge Anne-Cécile Vandalem emprunte les codes du polar pour emmener le spectateur dans une comédie politique sur la manipulation par les émotions. Avec pour décor, une île nordique au milieu des eaux danoises.

 
Tristesses est une île au nord du Danemark. La dirigeante du parti populiste Réveil Populaire meurt assassinée. Sa fille revient sur l’île pour transformer les anciens abattoirs en faillite en studios de cinéma où elle veut tourner des films de propagande. Impuissance démocratique, manipulation politique, réveil du nationalisme, autant de motifs qu’Anne-Cécile Vandalem tisse et entremêle dans son nouveau spectacle qui tient autant du polar nordique que du théâtre musical. Comme toujours chez la dramaturge liégeoise qui déteste se répéter, le dispositif scénique est indissociable de la fiction. Baignée dans un tranchant clair-obscur, la scène est transformée en un plateau de tournage d’où se dégage une sensation d’inquiétante étrangeté.
 
Une étude de l’université de Tilburg révèle que les pays les plus démocratiques et prospères sont ceux où l’on pleure le plus souvent. La tristesse, c’est notre luxe à nous ?
Anne-Cécile Vandalem : Oui, et ça résonne bien avec les différentes étapes par lesquelles je suis passée pour écrire ce spectacle. Deleuze parle de la tristesse comme d’une diminution de notre puissance de vie qui est marquée par l’emprise d’autres personnes, de choses et de situations sur nos corps. Je ne parle pas des tristesses qui suivent un accident, la mort ou la maladie. Les tristesses qui m’intéressent sont celles qu’on ne s’évite pas et qu’on cultive. Avec sans doute une certaine complaisance. Ce qui m’intéresse, c’est comment cette tristesse peut être utilisée au sein d’un couple ou d’une famille, dans un rapport dominant-dominé. Et comment, poussée à l’extrême, l’arme psychologique devient une arme politique.

 
Dans une précédente interview vous disiez ne pas vouloir faire de spectacle politique, qu’est-ce qui vous a fait sauter le pas ?

Anne-Cécile Vandalem : J’ai dû dire ça au moment d’Habit(u)ation. Je m’intéressais alors à la famille et j’avais construit la trilogie comme quelque chose qui allait me forcer à aller vers l’extérieur. De la famille, de l’intime, j’évolue vers le collectif, qui fatalement amène au politique. À une époque, je disais ne pas avoir envie de faire de spectacle politique, mais là, ça s’impose. On n’est pas dans un spectacle militant, mais ça tient compte d’un état du monde et d’une inquiétude. Quand il y a eu les attentats, j’étais très déstabilisée parce que j’étais prise entre l’envie d’en parler ou pas. Est-ce que ça me fait du bien ou pas d’en parler et ensuite est-ce que ça sert à quelque chose de le faire dans ce cadre-là. Est-ce que ça ne l’empire pas ? Je m’en sors en ne nommant pas les choses directement, mais en créant des motifs qui nous renvoient à notre réalité. Quand ils parlent des “ autres ”, on a compris que ce sont les “ étrangers ”.

 
On sent, tant dans les lieux où se déroulent vos pièces que dans beaucoup de vos influences, un tropisme nordique. D’où cela vous vient-il ?

Anne-Cécile Vandalem : Hum ! J’ai toujours su que j’allais mourir sur une banquise… Je fantasme énormément sur le Nord. Dans Habit(u)ation, la seule chose que voulait la gamine, c’était d’aller à Hammerfest, le point le plus haut en Norvège, pour voir d’où venait le saumon que vend son père. Il y a toujours eu pour moi cette vision du Nord comme lieu de fantasme absolu que maintenant en grandissant, je confronte avec les réalités politiques de notre époque. Le Danemark, par exemple, est à la fois le pays ou les gens sont les plus heureux et un de ceux où l’extrême droite est la plus forte. Au début, je ne savais pas si j’allais situer mon histoire en Grèce ou dans le Nord. Quel foyer de tension pour la montée du nationalisme m’intéressait le plus? J’ai choisi le Danemark parce que naturellement je comprends mieux les rapports nordiques que les rapports méditerranéens. C’est bête, mais par exemple je n’aime pas que les gens se touchent dans mes histoires. Ce n’est jamais facile de se toucher. Il y a un rapport au corps, un rapport aux émotions, un rapport au langage que je maîtrise mieux quand je me projette dans cette culture-là. Même si je ne la connais pas bien et que tout ce qui m’y attire est très fantasmé.
 
Comme dans chacune de vos productions, vous distillez ces thématiques graves dans une histoire qui emmène le spectateur sans le lâcher.
Anne-Cécile Vandalem 
: Tout à fait. On rentre dès le début, comme au cinéma, dans un processus d’identification totale soutenu par un scénario assez complexe où se mêlent deux intrigues. Cela me permet d’exploiter les caractères et les situations jusqu’à leurs limites. C’est d’une certaine manière l’histoire d’une rencontre violente entre la comédie, le drame et la tragédie. Ça dure deux heures vingt, on rentre dedans et on part ailleurs.
 
Il y a aussi un humour qui permet un certain recul.
Anne-Cécile Vandalem :
Quand j’ai voulu écrire cette histoire qui s’appellerait Tristesses, mon pari était d’en faire une comédie, de faire quelque chose de cette tristesse. J’utilise l’humour pour créer du relief et parce que c’est souvent le seul moyen de se sortir de certaines situations. Il y a des moments où on se demande pourquoi on rit parce que les situations sont tellement désespérées. Je ris toujours de la maladresse des gens, de leur laideur, au propre comme au figuré, de leur volonté absolue de vouloir prendre le pouvoir sur l’autre. J’en ris mais je pourrais tout aussi bien en pleurer car ces situations sont dramatiques et tragiques mais c’est notre manière de nous en extraire. J’aimerais qu’à la fois, les spectateurs aient pu rire, peut-être pleurer, penser, être énervé ou inquiété. Ça s’appelle Tristesses et j’ai envie que les gens sortent de la salle, peut-être pas confiants, parce qu’il n’y a pas de quoi, mais avec la volonté de préserver une joyeuse inquiétude.

 
> bruzz.be

 
 


 

 

 
06.04.2016 | LE SOIR | Par JEAN-MARIE WYNANTS

 

«Tristesses», une comédie sur la fabrication des émotions

 

Avec sa nouvelle création, Anne Cécile Vandalem s’interroge avec humour sur l’utilisation de l’émotion dans un monde où l’art serait détourné par les pouvoirs

 
Un petit village paisible. Une église, quelques maisons en bois comme on en voit partout dans les pays scandinaves. A l’intérieur, des chaises, des tables, des ustensiles de cuisine, quelques livres… Et puis ces objets intimes qui font que même semblables, vues de l’extérieur, ces maisons ont toutes leur propre personnalité.
 
Ce petit village, les spectateurs lui feront face durant chaque représentation de Tristesses, la nouvelle création d’Anne-Cécile Vandalem. Seules la place du village et les façades seront visibles. Tout ce qui se passe derrière celles-ci sera filmé en direct à l’intérieur des différentes maisons. Une proposition originale où la scénographie et la technique prennent, comme toujours chez cette metteuse en scène hors du commun, une place primordiale. Dans le dispositif artistique, mais surtout dans le contenu même du sujet abordé.
 
« J’avais envie de travailler sur la notion de tristesse et de parler de la fabrication des émotions et de la manipulation par l’image, explique Anne-Cécile Vandalem. C’est une histoire à tiroirs, avec ce que j’appelle une histoire et une méta-histoire. L’histoire, c’est un fait divers qui se passe sur une île. Et la méta-histoire, c’est comment un parti de la nouvelle extrême droite va récupérer ce fait divers et re-raconter l’histoire différemment pour servir ses desseins. »
 
« La dirigeante du parti vient récupérer des anciens bâtiments d’abattoir pour en faire des studios de production de cinéma. Et en fait, on se rend compte que le premier film de ces studios est ce que l’on est en train de voir. Ce film va créer des émeutes et mettre le feu aux poudres. Donc on assiste à une histoire et on comprend petit à petit qu’elle va être récupérée. Et on comprend comment on peut transformer ce qu’on a vu pour en tirer un autre récit. »
 
L’utilisation de l’émotion est au cœur du propos, notamment grâce à l’utilisation de gros plans des acteurs filmés en direct afin de montrer l’efficacité de l’usage des larmes. « Même si on voit que tout cela est fabriqué sous nos yeux, on s’identifie. » Un constat qui s’applique particulièrement au théâtre et au cinéma où le spectateur « marche » alors qu’il sait que tout est fiction. « Et tant mieux, s’exclame Anne-Sophie Vandalem. C’est ça qui fait qu’on survit. Si on n’avait pas la faculté de se projeter dans des fictions, dans des histoires qu’on s’invente, qu’on fantasme, on serait mort de tristesse. Donc c’est ultra nécessaire. Ce qui m’inquiète, et que j’aborde ici, c’est la question de savoir ce qui se passerait si les pouvoirs s’emparaient de notre faculté de s’identifier à ces histoires pour les utiliser à leur compte. »
 
Pour mener à bien un tel projet, la jeune femme a fait appel à une équipe de six comédiens adultes et deux adolescentes. Avec, en prime, deux musiciens et une soprano. « L’histoire est divisée en cinq tableaux avec deux caméras en plateau et de la musique live. Celle-ci est très importante pour porter le rythme, notamment. Et puis parce que cette petite communauté se structure autour du chant, du jeu, de la danse, du rite religieux… »
 
Du côté des comédiens, il fallait une équipe capable de passer d’un genre à l’autre avec aisance. « On peut être dans un code proche de la BD, un peu absurde avec pas mal d’humour et passer d’un seul coup dans l’église avec la scène des funérailles où tout le monde pleure en gros plan. On est dans ces tensions que j’aime bien produire et qui peuvent être tellement fortes que tout à coup, on en rit. Pour cela, j’avais besoin de gens capables de passer instantanément d’un code de jeu théâtral à un gros plan face caméra. » Au milieu de cette distribution, dans le rôle de la présidente du parti d’extrême droite, on retrouvera Anne-Cécile Vandalem. « Il y a longtemps que je voulais y retourner. Au départ, c’est quand même pour ça que j’ai commencé à créer des spectacles. Pour moi, une fois que le spectacle est créé, le regarder, c’est une torture. C’est comme ne pas aller au bout de quelque chose. Et puis c’est plus facile de transmettre l’énergie de jeu que je cherche en étant sur le plateau avec les autres. »

 
> lesoir.be