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08.04.2016 | BRUZZ | Par Gilles Bechet

 

«Tristesses», une comédie sur la fabrication des émotions

 

Dans son nouveau spectacle Tristesses, la dramaturge belge Anne-Cécile Vandalem emprunte les codes du polar pour emmener le spectateur dans une comédie politique sur la manipulation par les émotions. Avec pour décor, une île nordique au milieu des eaux danoises.

 
Tristesses est une île au nord du Danemark. La dirigeante du parti populiste Réveil Populaire meurt assassinée. Sa fille revient sur l’île pour transformer les anciens abattoirs en faillite en studios de cinéma où elle veut tourner des films de propagande. Impuissance démocratique, manipulation politique, réveil du nationalisme, autant de motifs qu’Anne-Cécile Vandalem tisse et entremêle dans son nouveau spectacle qui tient autant du polar nordique que du théâtre musical. Comme toujours chez la dramaturge liégeoise qui déteste se répéter, le dispositif scénique est indissociable de la fiction. Baignée dans un tranchant clair-obscur, la scène est transformée en un plateau de tournage d’où se dégage une sensation d’inquiétante étrangeté.
 
Une étude de l’université de Tilburg révèle que les pays les plus démocratiques et prospères sont ceux où l’on pleure le plus souvent. La tristesse, c’est notre luxe à nous ?
Anne-Cécile Vandalem : Oui, et ça résonne bien avec les différentes étapes par lesquelles je suis passée pour écrire ce spectacle. Deleuze parle de la tristesse comme d’une diminution de notre puissance de vie qui est marquée par l’emprise d’autres personnes, de choses et de situations sur nos corps. Je ne parle pas des tristesses qui suivent un accident, la mort ou la maladie. Les tristesses qui m’intéressent sont celles qu’on ne s’évite pas et qu’on cultive. Avec sans doute une certaine complaisance. Ce qui m’intéresse, c’est comment cette tristesse peut être utilisée au sein d’un couple ou d’une famille, dans un rapport dominant-dominé. Et comment, poussée à l’extrême, l’arme psychologique devient une arme politique.

 
Dans une précédente interview vous disiez ne pas vouloir faire de spectacle politique, qu’est-ce qui vous a fait sauter le pas ?

Anne-Cécile Vandalem : J’ai dû dire ça au moment d’Habit(u)ation. Je m’intéressais alors à la famille et j’avais construit la trilogie comme quelque chose qui allait me forcer à aller vers l’extérieur. De la famille, de l’intime, j’évolue vers le collectif, qui fatalement amène au politique. À une époque, je disais ne pas avoir envie de faire de spectacle politique, mais là, ça s’impose. On n’est pas dans un spectacle militant, mais ça tient compte d’un état du monde et d’une inquiétude. Quand il y a eu les attentats, j’étais très déstabilisée parce que j’étais prise entre l’envie d’en parler ou pas. Est-ce que ça me fait du bien ou pas d’en parler et ensuite est-ce que ça sert à quelque chose de le faire dans ce cadre-là. Est-ce que ça ne l’empire pas ? Je m’en sors en ne nommant pas les choses directement, mais en créant des motifs qui nous renvoient à notre réalité. Quand ils parlent des “ autres ”, on a compris que ce sont les “ étrangers ”.

 
On sent, tant dans les lieux où se déroulent vos pièces que dans beaucoup de vos influences, un tropisme nordique. D’où cela vous vient-il ?

Anne-Cécile Vandalem : Hum ! J’ai toujours su que j’allais mourir sur une banquise… Je fantasme énormément sur le Nord. Dans Habit(u)ation, la seule chose que voulait la gamine, c’était d’aller à Hammerfest, le point le plus haut en Norvège, pour voir d’où venait le saumon que vend son père. Il y a toujours eu pour moi cette vision du Nord comme lieu de fantasme absolu que maintenant en grandissant, je confronte avec les réalités politiques de notre époque. Le Danemark, par exemple, est à la fois le pays ou les gens sont les plus heureux et un de ceux où l’extrême droite est la plus forte. Au début, je ne savais pas si j’allais situer mon histoire en Grèce ou dans le Nord. Quel foyer de tension pour la montée du nationalisme m’intéressait le plus? J’ai choisi le Danemark parce que naturellement je comprends mieux les rapports nordiques que les rapports méditerranéens. C’est bête, mais par exemple je n’aime pas que les gens se touchent dans mes histoires. Ce n’est jamais facile de se toucher. Il y a un rapport au corps, un rapport aux émotions, un rapport au langage que je maîtrise mieux quand je me projette dans cette culture-là. Même si je ne la connais pas bien et que tout ce qui m’y attire est très fantasmé.
 
Comme dans chacune de vos productions, vous distillez ces thématiques graves dans une histoire qui emmène le spectateur sans le lâcher.
Anne-Cécile Vandalem 
: Tout à fait. On rentre dès le début, comme au cinéma, dans un processus d’identification totale soutenu par un scénario assez complexe où se mêlent deux intrigues. Cela me permet d’exploiter les caractères et les situations jusqu’à leurs limites. C’est d’une certaine manière l’histoire d’une rencontre violente entre la comédie, le drame et la tragédie. Ça dure deux heures vingt, on rentre dedans et on part ailleurs.
 
Il y a aussi un humour qui permet un certain recul.
Anne-Cécile Vandalem :
Quand j’ai voulu écrire cette histoire qui s’appellerait Tristesses, mon pari était d’en faire une comédie, de faire quelque chose de cette tristesse. J’utilise l’humour pour créer du relief et parce que c’est souvent le seul moyen de se sortir de certaines situations. Il y a des moments où on se demande pourquoi on rit parce que les situations sont tellement désespérées. Je ris toujours de la maladresse des gens, de leur laideur, au propre comme au figuré, de leur volonté absolue de vouloir prendre le pouvoir sur l’autre. J’en ris mais je pourrais tout aussi bien en pleurer car ces situations sont dramatiques et tragiques mais c’est notre manière de nous en extraire. J’aimerais qu’à la fois, les spectateurs aient pu rire, peut-être pleurer, penser, être énervé ou inquiété. Ça s’appelle Tristesses et j’ai envie que les gens sortent de la salle, peut-être pas confiants, parce qu’il n’y a pas de quoi, mais avec la volonté de préserver une joyeuse inquiétude.

 
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